2007

Énigmes et sensations

Guido Albertelli

Il y a quelques mois, j’ai entendu Philippe Monod donner un improbable et assez loufoque conseil à son fils aux prises avec un méchant mal de mer, lors d’une traversée à la voile un peu chahutée entre deux îles grecques: «Il faut prendre le cosmos en toi, dans ton ventre!» Le remède fut, sans surprise, aussi inefficace qu’incongru… Mais si on transpose les mots impuissants du marin de circonstance au travail de l’artiste, ils acquièrent alors une vraie nécessité, et disent sans doute quelque chose d’essentiel, avec un poids tout autre.

Il y a l’homme, il y a le monde, face à face – ou l’un dans l’autre. Inclusion paradoxale et problématique, cependant: prendre le monde en moi, ou être dans le monde? Qui est dedans, qui est dehors? Les pastels de Philippe Monod montrent justement cet aller-retour oscillant entre intérieur et extérieur. Ce ne sont pas des représentations, qui supposeraient un rapport réglé entre dedans et dehors, sujet et objet: ni expression, reproduction d’un monde au préalable intériorisé, ni description objective de ce qui est là-dehors, objet, paysage ou nature – la peinture sans sujet de Philippe Monod ne peint rien de cela… Le tableau est plutôt ici comme l’entre-deux de l’homme et du monde – l’antre où se retrouvent et cohabitent l’homme et le monde, recueillis avec patience et douceur dans les traits du pastel, qui tracent les frémissements de ce monde, dont bruissent nos sensations. Comme des coups successifs (mais il s’agirait plutôt de caresses…), les touches du pastel creusent à la surface du papier l’entre de nos sensations, à la fois comme on creuse la distance pour mettre un écart, et comme on creuse un passage, un tunnel pour abolir l’obstacle. Et nous nous retrouvons alors perdus dans le dehors familier du monde.

Si l’antre que creuse le peintre est ainsi une sorte d’habitation du dehors, c’est tout autre chose que la tanière où s’abrite l’animal. Celui-ci vit, comme on dit, dans la nature, ou dans son environnement; l’homme, lui, n’a pas de biotope où il serait simplement chez lui… L’antre, ni dedans ni dehors, est en effet aussi le lieu d’une certaine étrangeté, d’un mystère; l’entre de l’homme et du monde, conjonction et contradiction, dit à la fois un apparaître et un disparaître, une présence et une absence, ni présence ni absence – les hommes habitent le vent d’une énigme. C’est pour cela qu’ils sont, au meilleur d’eux-mêmes, chercheurs: philosophes, scientifiques – ou artistes. Les tâtonnements du pastel et les vacillements des plans de lumière et de matière rejouent pour nous les oscillations du regard étonné et questionnant où se croisent homme et monde.

Nous interrogeons le monde, il nous interroge, tour à tour OEdipe et Sphinx; nous y sommes et à la fois nous en sommes… «On est nécessaire, on est un fragment de fatalité, on fait partie d’un tout, on est dans ce tout – il n’y a rien qui puisse juger, peser, comparer, condamner notre être, car cela voudrait dire juger, peser, comparer, condamner le tout… Mais, hors du tout il n’y a rien… C’est par là, et par là seulement, qu’est restaurée l’innocence du devenir» (Nietzsche). Innocence du monde; innocence du peintre et de l’homme aussi, dans son rapport aux êtres, au monde, à la peinture; innocence enfin de la rencontre des hommes et du monde dans ces tableaux sans dedans ni dehors. Et l’innocence s’accompagne de la nécessité. Philippe Monod en dit aussi quelque chose, parlant de son travail: «Je n’ai pas besoin de peindre… je ne peins que quand c’est nécessaire.» Pas au sens de l’urgence «intérieure» d’une subjectivité avide et anxieuse de s’exposer, de s’exprimer, de se donner en représentation – il n’est pas de ceux-là… Pas non plus d’urgence ou de nécessité imposée par l’importance du sujet; Philippe Monod peint de petites choses, qu’on dirait insignifiantes – rien moins que les frémissements du monde: frissons de lumière à la surface de l’air ou de l’eau, recoins nocturnes, quelques éclats discrets de Corse, aussi, parfois, rougeoiements de fleurs indécises, traces végétales et modestes qui dansent sur le fond… Rien de superflu, dans l’ensemble de ces pastels, ni de quête angoissée par quelque vide à combler; rien ne manque. On ne voit ici que la juste mesure de l’innocence et de la nécessité à l’oeuvre.

Guido Albertelli
août 2007