1988

Rideaux

Claude Delarue

« La pauvreté des descriptions de la musique provient de ceci : Que l ’on ne décrit pas un abîme mental et que l’on ne trouve même point de mot pour dire qu’il y a un abîme », écrivait Pierre Jean Jouve. En dépit de la somme colossale des écrits qui lui sont consacrés, je ne suis pas loin de penser que ce constat de carence du poète concerne également l’art non-figuratif. A cette différence toutefois que l’artiste plasticien matérialise cet abîme dans un espace clos ou sur une surface solide – ici sur ce symbole réifié que Philippe Monod appelle « le rideau ».

Voici quelque temps déjà, pendant plusieurs heures et presque jusqu’ à épuisement de mes facultés visuelles, Monod me montra dans son atelier la totalité de ce travail surprenant, soutenu, obstiné ; et quand il me fallut prendre la plume pour en parler, ne possédant pas les fusées rhétoriques que les critiques d’art lancent dans le ciel encombré du jargon professionnel, je me trouvai fort dépourvu devant le paradoxe évoqué par Jouve : découvrir les mots pour dire qu’il y a abîme. Pour bien faire, il faudrait que le langage écrit s’en aille œuvrer au-delà du sens et que, à l’instar des arts plastiques, il puisse opérer ce glissement du figuratif à l’abstrait sans se vider de sa substance et sombrer dans la stérilité éprouvée des systèmes. Seule la poésie en est capable. La poésie et sa faculté essentielle de toucher, on ne sait trop comment ni pourquoi, les linéaments les plus sensibles de l’être, et qui rejoint ainsi intimement un certain art abstrait de qualité supérieure dont celui de Philippe Monod fait indiscutablement partie. Et lorsqu’on ne possède que le langage ordinaire, mieux vaudrait se taire et regarder, parler d’autre chose ou avouer son incompétence.

Monod n’est pas un peintre littéraire, même s’il est un excellent lecteur ; il ne sait pas expliquer son travail ni le justifier par des raisonnements intellectuels bien rôdés ; nul besoin pour lui de se reposer sur le soutien du verbe ; de plus, il est quasiment impossible de lui tirer un commentaire cohérent concernant sa démarche : c’est la preuve par le silence de son authenticité. Son expression est la peinture, le dessin et la peinture , une expression qui, d’étape en étape, nous a convaincu de la richesse de son talent et de sa sincérité.

Philippe Monod est un être complexe, souvent opaque, joueur, parfois roublard, le plus généralement partagé entre la malice et la candeur ; mais il ne triche pas et, comme tout artiste véridique, il transcende par son art ses défauts et ses qualités : ainsi ne demeurent plus que l’interrogation, la tentative, l’approfondissement. Cet approfondissement que l’on ressent avec plus ou moins d’intensité dans les œuvres qu’il présente aujourd’hui, tente d’harmoniser l’élan physique (la puissance vitale brute) et l’inquiétude existentielle (le doute intellectuel). On se tâte, il y a tout d’abord lutte entre la conscience et le geste ; puis la première entre au service du second alors que tous deux, finalement , s’affranchissent l’un de l’autre au-dessus de l’abîme à exorciser.

Sans abus de prudence ni économie de soi, Monod s’engage dans la lutte quotidienne et souvent impossible qui vise à réconcilier jusqu’à la fusion les excès chaotiques de l’imaginaire et la pesanteur paralysante de la réflexion. Et peu à peu, au fil des mois, des années, la spontanéité l’emporte sur le savoir faire en respectant toutefois l’utilité de ce dernier. Cela s’appelle la maîtrise, et Philippe Monod l’a acquise. La vie surgit dans son approximation, dans son imperfection, et cependant l’œuvre est là, elle s’impose, messagère d’une émotion secrète, éveilleuse des mystères dont nous sentons confusément en nous le pesant sommeil. Puisqu’elle ne nous impose aucune image, la forme abstraite suggère une réalité indicible dont on pressentait l’existence mais que notre intelligence rationnelle dissimulait.

J’ignore comment Philippe Monod définit son évolution d’un art figuratif symbolique qui contenait encore certaines lourdeurs, certaines influences , vers une abstraction (il récuse le terme) qui constitue une phase essentielle de son développement créatif. On le sent à l’aise, délivré des structures trop limitatives de l’anecdote figurative.

La fragilité, la précarité même du pastel convenaient à la tentative du « passage ». Philipe Monod passe – tente de passer à travers la fixité et l’opacité des formes, il cherche, derrière la multitude de ses rideaux intérieurs, les frémissements de la transparence. Voilà pourquoi il m ’avoua redouter le moment de la précaution finale qui consiste à fixer le pastel. Cet après-midi où il me montrait ses œuvres, après que je lui ai posé je ne sais trop quelle question saugrenue, il prit sa tête à deux mains et dit à peu près : « je voudrais sortir de là-dedans, m ’arracher à ce corps opaque, ténébreux, sortir de moi pour respirer un peu d’air pur, comme on sortirais d’une chambre enfumée, empuantie, où rien n’est jamais clair ni limpide. »

Derrière un rideau, un autre rideau se lève ou s’abaisse, et ainsi de suite. Il n’est pas important d’aller sans cesse les franchissant en une course dérisoire, jusqu’à ce que l’ultime rideau s’ouvre sur un improbable resplendissement céleste, mais de métamorphoser ces obstacles en projetant et magnifiant à leurs surface ce que l’on découvre en soi de possible.

Claude Delarue