La fortune du pastel Philippe Monod lance des invitations au voyage
L’usage du pastel serait vieux comme le monde. Ou presque. On lui prête une origine française même si le mot semble plutôt venir de l’italien « pasta » ! Dès le XVIe siècle, Léonard de Vinci l’utilise pour rehausser ses dessins. Mais l’âge d’or du médium se situerait plutôt en France, au XVIIIe siècle avec Chardin dont les pastels sont d’une nature et d’une qualité merveilleuses. Le succès de cette belle technique est à son apogée à la fin du siècle dernier. Degas, les impressionnistes, les symbolistes, surtout, en exploitent bien le pouvoir suggestif puis Picasso, Kupka, Delaunay ont pour cette technique minérale, à la fois structurante et idéalement picturale, des faiblesses bien compréhensibles.
Délaissé après la deuxième guerre, battu en brèche par le rejet général de la peinture et du dessin, on se réjouit que le pastel retrouve une nouvelle jeunesse dans les années 80 et en cette veille de l’an 2000, sous la pression de quelques talents aussi pleinement contemporains que conscients de leur héritage pictural. Artiste suisse, Philippe Monod est des leur.
Il est clair que le peintre, qui a autrefois tâté de la peinture à l’huile, se meut dans l’univers du pastel comme poisson dans l’eau. S’il en connaît les séductions, il en mesure aussi les écueils, les facilités qu’il déjoue en superposant pastel gras et pastel sec. Evitant les estompages qui noient l’image dans une brume vaporeuse, construisant, au contraire, sestableaux à l’aide de petits traits serrés et denses, il propose un monochrome qui est loin d’en être !
En réalité, cette surface presque totalement abstraite dévoile, dans le chinage de sa texture et les variations subtiles de lumières, un travail à la fois discret et riche en mouvements, en fugitives visions. Le regard y plonge d’autant plus captif qu’il a pris appui sur ces micros- récifs, que sont de volontaires écorchures dans le tissu du tableau, de légers mais abruptes points de rupture, parfois de longues traces flammées.
Miroitement et relief d’une touche « maigre », beauté des tonalités brouillées, ces visions flambent quelquefois sous la ponctuation dissonante de couleurs pures et vives. Embrasement, fièvre d’une palette qui n’excelle pas seulement dans les patines éteintes et veloutées, déploie aussi ses grâces dans les rouges, les bleus vifs, les orangers, les blancs glacie.
Poétiques invitations à un voyage souterrain, ces grands pastels sont comme les ombres captées de ce qui n’est plus mais continue à vivre. On pense aux Aborigènes d’Australie pour qui les ancêtres mythiques, une fois leur tâche accomplie au sein de la création, se retranchaient sous terre mais n’en continuaient pas moins, à vivre en surface, par procuration.
Danièle Gillemon
Le soir, 27 avril 1998
Découverte sensible et accaparante, à Bruxelles, des pastels d’un artiste suisse amoureux des chants fluctuants et immémoriaux de la nature...
Il est né en 1954 à la Chaux-de-Fonds et avoue des origines à la fois helvétique et corse. Doit-il, dès lors, à cette filiation la juste et fertile combinaison qui caractérise son œuvre ?
Celle-ci semble en effet marquée par des temps d’immersion dans l’immensité naturelle secrète et profonde et par des temps forts au gré desquels, flambantes, les saisons parfois s’affirment en porte-drapeaux de ses propres émotions face aux perturbations comme aux embrasements climatiques.
Ici, des terres de Sienne riches en reflets subtiles et là des bleus brûlants comme les aimait aussi Van Gogh et entre les deux, une gamme infiniment variée de vibrations encloses dans un travail jusqu’au-boutisme de la matière.
Pastel sec ici, gras là-bas, Monod ne compose sans doute pas ses tableaux tel qu’on l’entend généralement, mais il les architecture dans une sorte de subconscient attisé par la réalité d’un environnement dont il épouserait volontiers les humeurs.
Œuvre de terre
Accrochant ses basques à une histoire de la peinture qui le rangerait quelque part dans la confrérie des néo-impressionnistes, Monod ne s’en libère pas moins par une démarche décisive et très contemporaine, par une manière de s’immerger dans l’allusif, le latent, un corps à corps décidé avec ce que l’on pourrait appeler le chaos ambiant. Mais quelle noblesse ici, quelle pureté dans l’acte de se confronter avec la vérité organique ! Monod ne tombe jamais dans l’anecdotique ou l’illusoire.
Lui, il creuse, s’interdit les facilités, va au fond du propos initial – faire chanter la nature sur le carton comme elle s’inscrit dans l’espace-, lacère et strie son image quand il le faut, avance maille après maille dans cet insondable chronique dont nous aimerions tant, pourtant, connaître l’identité. Et qu’il traque un bâton de pastel à la main.
Gammes et couleur
Philippe Monod a beau, parfois, multiplier les seules variations de bruns, c’est la « couleur » et la « lumière » qui, chez lui, finissent par exalter notre perception visuelle de l’œuvre. L’on comprend à cette assertion que l’artiste n’y va pas toujours, ni souvent d’ailleurs, de chromatismes pimpants. Mais il a l’art de susciter la fièvre lumineuse par un jeu constant et délicat de vibrations rassemblées, comme sans en avoir l’air, par une prise en compte experte de la matière, tantôt plus dense, tantôt linéaire.
Forêt ou banquise
N’hésitant pas davantage à recourir au lance-flammes si l’élégance se fait trop charmeuse, Monod mène chacune de ses partitions à son port en se souciant prioritairement de la tension qui les génère et du souffle qui les fait rayonner.
Qu’on croit y voir une forêt de bouleaux ou la banquise !
Roger Pierre Turine
20 avril 1998